Philippa Motte – Pour Santé mentale France
Retour aux actualitésAvec son livre Et c’est moi qu’on enferme, Philippa Motte témoigne de son expérience de l’hospitalisation psychiatrique et du chemin de rétablissement, d’engagement aussi, qu’elle a construit depuis. Pair-aidante, formatrice, autrice et mère de famille, elle relie son parcours personnel aux enjeux collectifs : quelle place pour la parole des personnes concernées, comment penser autrement le soin et l’accompagnement, comment préserver la dignité même dans les moments les plus difficiles.
Dans cet interview nous avons souhaité croiser les réalités du terrain et l’expérience vécue par Philippa pour nourrir un dialogue, une réflexion collective, utile à tout le monde. Qu’est-ce que cette expérience dit de nos pratiques professionnelles, du soin, de la place des patients et de la qualité de l’accompagnement ?
“Le rétablissement existe, il prend du temps, il a mille visages. Rien n’est une fatalité, dès lors qu’on accompagne avec douceur et espoir.”

Pour ceux et celles qui ne vous connaissent pas encore, pouvez-vous vous présenter ?
Philippa Motte : J’ai 46 ans, deux grands enfants, et plusieurs casquettes. Je suis formatrice en entreprise sur la santé mentale et le handicap psychique, j’interviens dans les structures d’insertion, je forme aussi dans le sanitaire et le médico-social sur les pratiques orientées rétablissement et à l’intégration de la pair-aidance. À côté, j’accompagne en libéral comme pair-aidante/coach. Je travaille également avec l’association Les Ailes Déployées pour développer une plateforme d’intervention de pairs aidants professionnels (Orpairs LAD) dans les unités sanitaires et médico-sociales des Ailes Déployées et en Ile de France.
Cette diversité m’aide à comprendre les enjeux de mon métier, à la fois comme professionnelle, comme pair-aidante et comme citoyenne engagée. Car j’ai été touchée très jeune par des troubles, à une époque où c’était un non-sujet, isolant et stigmatisant. Dans mes internements, j’ai connu l’isolement, la contention, l’absence de dialogue. Ça a créé le terreau de mon engagement. Au départ, c’était une révolte citoyenne, une façon de dire qu’il y avait des choses à changer. Et de là, peu à peu, est né un métier.
Mettre des mots
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ? Était-ce une réparation ou surtout un message à transmettre ?
Philippa Motte : Les deux. J’avais besoin de me réparer, de me réhabiliter, de faire entendre ma voix, et aussi de partager une forme d’indignation. Dans le livre, je retrace de grandes crises : le délire, la folie, la grande dépression. Et puis la découverte brutale de l’hospitalisation sans consentement, de la privation de liberté, de la médication lourde… C’est une expérience très singulière, dont peu de gens mesurent ce que ça représente.
Il y avait donc ce besoin personnel de dire, mais aussi la volonté de faire entendre que ce vécu est digne, respectable et que c’est avant tout une expérience humaine. J’ai ressenti une forme de déshumanisation à travers la souffrance, l’enfermement, le silence. Et puis, dix ans après ma première crise, j’ai découvert via l’association Clubhouse qu’une personne sur quatre pouvait être concernée au cours de sa vie.
Est-ce que le livre sort “au bon moment”, en 2025, année Grande Cause nationale pour la santé mentale ?
Philippa Motte : Honnêtement, c’est un hasard. J’ai porté ce texte pendant quinze ans, j’ai essayé de le terminer plusieurs fois sans y parvenir. Quand ma maison d’édition a décidé de le publier, en février 2024, on ne savait pas encore que 2025 serait déclarée Grande Cause nationale.
Je crois que le contexte actuel bénéficie au livre, mais en réalité ce que je raconte existe depuis longtemps. Aujourd’hui il y a une vraie prise de conscience : que ça concerne tout le monde, qu’on a trop longtemps vécu dans le silence. Les familles osent davantage se parler, les personnes concernées à témoigner, des réseaux se créent. Mais il y a aussi un énorme décalage entre l’ampleur des besoins et la capacité de la société à y répondre. En fait, on a pris quinze ans de retard. La prise de conscience est là, maintenant il faut construire, et ça prendra du temps.
Vous aviez des craintes quant à la réception par les professionnels ?
Philippa Motte : Oui, bien sûr, mais c’était plus fort que moi. J’ai écrit sur une ligne de crête : prendre ma part, rendre hommage quand c’était juste, proposer des ouvertures, pas seulement dénoncer. Les retours sont variés : des psychiatres touchés, des institutions prêtes à dialoguer, des médecins qui ont changé d’avis en m’écoutant. Et aussi des réactions plus dures. Mais personne ne peut nier que ces pratiques existent : isolement, contention, absence d’explications. Ça dérange, mais ça ouvre aussi la réflexion.
Nous sommes curieux, pourquoi ce titre, Et c’est moi qu’on enferme ?
Philippa Motte : Le titre est venu très tôt, presque naturellement. Quand j’ai commencé à travailler sur moi, j’ai observé des comportements irrationnels, des dysfonctionnements, mais pas uniquement chez moi ! Finalement, on en trouve partout, pas seulement chez les personnes qui vivent avec des troubles psychiques. Et je me disais souvent : « Et c’est moi qu’on enferme ! » Il y a de l’humour là-dedans, mais aussi une critique de la frontière trop nette entre “eux” et “nous”.
Réinventer le soin
Dans votre livre, vous décrivez des pratiques d’isolement et de contention violentes. Selon vous, aujourd’hui avec le recul, qu’est-ce qui aurait pu être fait différemment ?
Philippa Motte : À l’époque, on me disait : « c’est comme ça, il n’y a pas d’alternative ». Aujourd’hui, certaines équipes réfléchissent à d’autres solutions : chercher à éviter l’isolement, travailler l’après quand il y a eu contention, expliquer ce qui s’est passé, reconnaître l’impuissance, demander à la personne comment elle l’a vécu. C’est déjà un pas énorme.
Je pense qu’on sous-estime la puissance du dialogue, même en crise aiguë. Quelqu’un qui délire, qui hallucine, qui a peur… on peut quand même lui parler. Ça peut apaiser, ça peut faire la différence. Et même quand on n’a pas trouvé d’autre issue, il reste la manière de le faire, et surtout l’après : dire « voilà, on n’a pas su faire autrement », demander « qu’est-ce que ça vous a fait ? », « qu’est-ce qu’on pourrait faire différemment la prochaine fois ? ».
Comme vous le savez, la fédération développe un média porteur d’espoir, après votre expérience, avez-vous encore de l’espoir vis-à-vis de la psychiatrie ?
Philippa Motte : Oui. Mon parcours est un parcours de rétablissement, avec ses creux et ses sommets. Rien n’est fatalité. Je crois qu’avoir de l’espoir, c’est aussi une compétence professionnelle. Si les soignants n’y croient pas, comment la personne pourrait-elle y croire elle-même ?
Selon vous, quelle place devrait avoir la parole des patients, les savoirs expérientiels dans la relation soignants-soignés ?
Philippa Motte. Je pense qu’on minimise beaucoup la possibilité de dialogue, même en pleine crise. Que ce soit une crise suicidaire, une crise maniaque, un délire… on croit souvent qu’il n’y a rien à faire d’autre que contenir. Pourtant, la parole peut avoir un effet d’apaisement immense.
Être entendu, considéré, respecté dans son vécu, c’est aussi important que les protocoles ou les traitements. Parce que ce qui contribue au rétablissement, ce n’est pas seulement un diagnostic et une prescription : c’est aussi le lien humain, la reconnaissance des savoirs issus de l’expérience et le fait d’être accepté tel qu’on est.
On parle aujourd’hui beaucoup de la pair-aidance. Comment voyez-vous cette évolution ? L’intégration de ce métier aux équipes soignantes ? Pourquoi la pair-aidance vous semble essentielle ?
Philippa Motte : Pour moi, la pair-aidance est essentielle, parce que le pair-aidant sait de l’intérieur ce que c’est d’être en crise, de perdre ses repères, de sentir qu’on vacille. Il sait à quel point il est vital de maintenir un lien, même quand tout semble rompu.
Mais, un médecin, un infirmier, un éducateur, un psychologue peuvent eux aussi, dans une certaine disposition d’esprit, faire cette place à l’expérience et à la parole de la personne. La différence, c’est que le pair-aidant en a fait son métier et qu’il amène un regard qui change la dynamique d’une équipe. Il rappelle que derrière les symptômes, il y a toujours une personne, une histoire, une capacité à se relever.
La place des proches
Dans le livre, vous évoquez votre rôle de mère, vos parents. Comment vos proches vous ont accompagné dans ces étapes ?
Philippa Motte : Mes enfants ont été un levier énorme de rétablissement. Rien que leur existence m’a tenue dans les moments les plus difficiles. J’ai toujours voulu être une mère « banale » : donner le bain, organiser les anniversaires, aller les chercher à l’école. Quand je leur ai parlé de mes hospitalisations, je l’ai fait simplement, sans tabou. Aujourd’hui, ils savent tout et ils sont fiers de mon parcours.
Je crois que les familles sont parfois une part du problème, mais aussi une part de la solution. Ce sont elles qui restent quand tout le monde s’en va. L’amour, l’écoute, la patience, sont des aides précieuses. Mais il faut parfois le courage de se regarder en face, de reconnaître sa propre souffrance en tant que proche, sans culpabiliser. Chaque être humain est faillible et le reconnaître peut libérer les autres.
De la colère à l’action
Vous évoquez, dans votre livre et vos interventions, une forme de révolte. Pensez-vous que se raconter publiquement peut avoir un impact politique ?
Philippa Motte : Franchement, je pense que c’est un choix très personnel, très intime, la manière dont on décide de parler de son parcours. Moi ça fait quinze ans que je témoigne, mais au départ c’était exceptionnel ! Il y avait très peu de personnes qui osaient. Et j’ai mis beaucoup de temps à déconstruire la honte, l’auto-stigmatisation, la peur d’être jugée, déconsidérée.
La révolte, la colère, c’est puissant, mais ça peut aussi être très douloureux. Ce qui m’a permis de la transformer, c’est l’action. Témoigner, former, m’engager. Lutter contre la stigmatisation non pas seulement en dénonçant, mais aussi en expliquant, en transmettant, en faisant de la pédagogie.
Je crois beaucoup à cette transmutation : de la colère en force d’action, en puissance de pédagogie. Et avec le temps, c’est même devenu une quête pour moi : comment dire les choses sans les édulcorer, mais en gardant une forme de douceur.
Engagement collectif
Santé mentale France rassemble plus de 250 structures et associations issues du sanitaire, du social et du médico-social. Quelle place voyez-vous pour une fédération comme la nôtre dans l’évolution du soin et de l’accompagnement ?
Philippa Motte. Je connais bien la fédération puisque nous collaborons ensemble dans le cadre de la formation rétablissement. Je vois à quel point ce rôle est important : donner aux établissements et aux professionnels des outils pour faire évoluer les pratiques. Il y a aussi le rôle politique, en portant ces enjeux auprès des décideurs. Et celui de Plein Espoir, un média vivant, qui donne la parole à des personnes inspirantes. Pour moi, Santé mentale France contribue à construire une vision humaniste et exigeante du soin et de l’accompagnement.
Après ce livre et tout ce chemin parcouru, comment voyez-vous la suite ?
Philippa Motte : Aujourd’hui, mes engagements professionnels me prennent beaucoup de temps et j’adore ça ! J’entre dans un cycle de consolidation et de pérennisation. C’est la première fois depuis mes 20 ans que je me sens autant en capacité d’agir, sortie du chaos, simplement comme une femme engagée qui travaille et avance.
Pour moi, c’est surtout une grande satisfaction d’avoir mené ce projet au bout. Mon parcours ressemble exactement à ce que je défends : le rétablissement existe, il prend du temps, il a mille visages. Rien n’est une fatalité, dès lors qu’on accompagne avec douceur et espoir.